Lorsque nous avons reçu ce sixième opus de Riverside, le vœu a été émis à la rédaction que ce soit un ‘spécialiste’ du groupe qui écrive la chronique de ce Love, Fear and the Time Machine. Je ne me considère pas comme un spécialiste de cette formation, mais j’avoue que j’apprécie tout particulièrement la musique des polonais de Riverside. Alors j’ai évidemment accueilli cet album comme une friandise dont la découverte serait une nouvelle surprise. Avec, comme toujours dans ces cas-là, la petite appréhension d'une éventuelle déception. Comment serait l’emballage de ce nouveau bonbon ? Et qu’y trouverait-on dans cette nouvelle cellophane ? De nouvelles couleurs ? Et quelles saveurs? De l’acidulé ? De l’épicé ? Du fade? Ou un goût déjà connu de nos papilles auditives ? Une fois l'enrobage consommé, y trouverait-on un cœur craquant, ou plutôt fondant ? Dégustation.
Selon la maxime 'On ne change pas une équipe qui gagne', Riverside a reconduit le cocktail de collaborations couronnées de succès depuis maintenant quelques années. La formation polonaise reste inchangée, l'album est toujours estampillé InsideOut Music, et l'artwork a été confié à Travis Smith, que l'on ne présente plus dans le milieu de par ses nombreuses références (Opeth, Katatonia, Amorphis, Devin Townsend, Anathema…). C'est lui qui avait déjà travaillé le graphisme des albums Out Of Myself, Anno Domini High Definition et Shrine Of a New Generation Slaves.
La pochette impressionniste, assez énigmatique, mystérieuse, en tons pastel baignés dans un brouillard, représente un petit garçon en haut d'une montagne qui regarde à ses pieds la plaine inondée par un soleil levant (couchant ?) rougeoyant. On comprend la présence de ce bout d'homme dès le premier titre. Ce petit garçon représente la vie du personnage de l'album, qui est perdu (‘Lost’). Ce personnage est aujourd'hui immobile, bloqué, a peur de l'échec, de l'amour, regarde son futur, se demandant de quoi il sera fait. Il va devoir avancer dans la vie, avec des décisions à prendre, ainsi que les doutes et les espoirs associés. Il décide d'aider ce petit garçon (donc lui-même) qui est perdu, mais qui va trouver sa voie. Ce premier titre, après une introduction à l'orgue un tantinet cérémonial, la voix calme de Mariusz, ses guitares atmosphériques minimales, son refrain en pirouette, ses voix pulsées en arrière plan, part ensuite en rock plus nerveux, porté par des guitares mélodiques et un rythme régulier de batterie. Quelques solos et de belles sections de guitares, une reprise plus appuyée, et l'orgue finit ce titre. Première surprise, la teinte métallique du groupe est absente. Nous avons là un titre rond, un rythme régulier, où la voix de Mariusz se mêle aux guitares chantantes, le tout avec un zeste rock donnant ce petit côté épais. Le ton de l'album est donné. On retrouve ces grandes lignes tout au long de cette heure de musique et de ces dix titres de quatre à huit minutes.
Les sujets abordés par les différents titres évoquent les situations que tout un chacun affronte au cours de sa vie. On y parle de la décision importante qui peut faire basculer une vie, entre une situation confortable, faite de non choix, devenue insipide, sans relief, et un futur incertain, ainsi que des difficultés à aller de l'avant, à avoir confiance en l'avenir -Love-, à mettre de côté ses appréhensions -Fear- ('Under The Pillow', 'Discard Your Fear'). On y parle de la vie électronique, d'Internet et de son flot incessant d'informations qui sature notre vie quotidienne, des réseaux sociaux, de ce désir de reconnaissance par procuration qui nous coupent de la réalité et de la vraie vie ('Addicted', 'Saturate Me'). On y parle de situations sur le fil du rasoir, tout en nuances, entre espoir, navigation vers la lumière -Love- et résignation dans le brouillard et le désespoir, entre gris léger et noir sombre -Fear-. A l'image de cette chenille qui se débat et saigne sur son fil de fer barbelé, qui voudrait bien effectuer sa mue en papillon pour se perdre dans le ciel bleu -Love-, mais reste accrochée ici-bas -Fear-. Par des titres à la nostalgie bien présente mais néanmoins positifs ('Afloat', 'Towards the Blue Horizon'), tout en retenue, on y parle de douleur, de cicatrice -Fear-, de la nécessité d'accepter sa situation pour un temps, pour rester à flots, en attendant des jours meilleurs -Love-. On y parle d'un être cher disparu , d'une amitié perdue, et de souvenirs complices -The Time Machine-. On y parle d'un petit coup d'œil jeté derrière son épaule, à regarder ces 30 ans bien remplis qui se sont écoulés, et au futur radieux qui sera encore plein de bonnes surprises -The Time Machine-. Là je pense que vous avez compris le titre de cet album...
La musique est à l'image des sujets traités, encore une fois tout en nuances. Le mot qui me vient constamment à l'esprit est mélodie. Mélodies dans la voix calme et posée de Mariusz, mélodies des guitares (basse, électrique et acoustique), les claviers appuyant par quelques touches discrètes ces volutes musicales. Seconde surprise, contrairement aux albums passés, vous ne trouverez pas d'envolées de claviers et de solos ébouriffants de Michal dans cet album. Les entrelacements entre voix, guitares et claviers donnent des couleurs tonales superbes, comme dans ce 'Saturate Me', ou ce 'Under The Pillow'. La musique balance constamment entre passages calmes et plus musclés portés par la batterie et la guitare électrique. Du nostalgique, calme et minimaliste 'Afloat' à l'énergique et optimiste 'Discard Your Fear', avec son cheval introductif au galop et ses trois coups de boutoir appuyés à la batterie, en passant par le poétique 'Time Travellers', entre slow et ballade acoustique, par l'entraînant 'Addicted', par le mystérieux 'Caterpillar and the Barbed Wire', entre ombre à la basse, lumière à la guitare sèche et un superbe clavier ensoleillé qui perce les nuages, par 'Saturate Me', ses rythmes décalés et ses sonorités de Hammond, la palette de variations musicales est riche. Il y a beaucoup à écouter et à dire sur cet album. Ce que je trouve le plus bluffant est la capacité en très peu de notes à faire naître un rythme, une mélodie, une image, une émotion. Quelles que soient les combinaisons instrumentales, le plaisir est là. Je pourrais parler de la patte de Mariusz à la basse, qui est capable de retenir l'attention avec juste deux notes, ou de tabasser, de reverbs bien sentis de voix, de superbes coupures/séquences de guitare acoustique. Je pourrais encore parler d'un couple voix/guitare qui pourrait suffire à lui seul pour tenir un titre complet, de la superbe alchimie contenue dans un seul titre, entre la douceur de souvenirs d'enfance et le déchaînement d'une tempête en pleine colère qui finit par se calmer. La troisième surprise est que cet album abandonne les univers sombres et torturés qui faisaient la marque de fabrique des précédents albums. Le ton de cet album est résolument positif, optimiste, bien que non exempt de nostalgie et de douleur feutrée. Preuve en est que ce petit garçon perdu a trouvé ce qu'il cherchait (‘Found’). Il a trouvé le soleil qui perce au milieu des nuages, il se dit que les choix qu'il a faits sont les bons, et qu'il a une belle vie.
Bien sûr on peut voir le verre à moitié vide: un esprit musical trop appuyé aux années 80, un rythme de batterie trop linéaire, un dernier titre trop calme et répétitif, quelques structures intro-développement-solo de guitare trop classiques. Pour moi ces arguments ne tiennent pas la route tant ils sont la partie complémentaire d'un riche camaïeu musical. Avec cet album, et comme déjà évoqué auparavant, Riverside confirme le virage moins métallique déjà pris avec Shrine of New Generation Slaves, y ajoutant quelques rayons de soleil amenant le sourire sur les lèvres. Il est sûrement exagéré de dire que cet album risque de faire couler de l'encre, de cliver, de décevoir les fans qui aiment le groupe pour son côté métallique, et qui ne s'y retrouveront plus. Le risque est néanmoins bien réel, il est assumé. La suite nous dira si la route continue à tourner, ou si la ligne droite est de retour après le virage.
En tout cas il semble que le groupe tout entier souhaite que cet album devienne un de nos meilleurs amis pour un petit bout de route. Cela ne se commande pas, mais je souhaite que ce soit le cas pour le plus grand nombre d'entre vous. Il est vraiment réjouissant de voir comment un groupe peut se renouveler avec succès, avec panache, et surprendre très très agréablement. La friandise est très bonne, fond sous la langue, a un cœur bien savoureux, procure vraiment beaucoup de plaisir. L’avantage avec ce type de friandise, c’est que l’on peut taper dans le paquet à l’infini sans avoir peur de l'indigestion. Rise and shine!